
Premier
Il m’arrive d’écrire
Des poèmes de circonstance
Pour tenter une éclaircie
Recaler une échéance
Ressasser une évidence
Alors je m’ouvre l’appétit
En deux moitiés de vie
Je recours à tous les procédés
À tous les artifices
Certains pour apprendre à vivre
D’autres pour apprendre à mourir

Deuxième
Il m’arrive d’écrire
Des poèmes de circonstances
Sans sincérité
La respiration haute
L’errance au bout des bras
Toute cette écriture forcément grossière
Et travailleuse
Ne vaut que par la signature
Grignotée au coin du tableau
Là où, juste avant de partir,
Avant de refermer la porte
Il faut éteindre la pose

Troisième
Il m’arrive certains soirs
D’écrire un poème de circonstance
Un seul mais bien en évidence
Tout le papier s’y ramasse s’y fait cendre
Et les balcons où nous fumions
Sont si mal refermés
Qu’on pourrait y reprendre langue
Il se peut alors que d’une fenêtre à baldaquin
Tout le jour bascule
Sous le poids de la maison
De nos souvenirs
Tout juste là où ta mère autrefois
Sur des marches en bois
Laissait lever le pain

Quatrième
Elle repose son livre
Me demande de ne rien dire
Pas un mot
De faire semblant d’écrire
Pas un geste
Puis d’un coup se lève s’en va - fuite éperdue
Dans la rue en coude jusqu’à l’avenue pluvieuse
Elle me laisse à ces boutures que l’on se fait aux bras
Pour retourner les gestes
Recouvrir les paroles
Rechercher l’extase
Elle me laisse
Sous l’accent circonflexe
D’une circonstance atténuante
Qui durera toute la vie

Cinquième
Il m’arrive parfois
D’écrire des poèmes de circonstance
Commande d’état
Force majeure
Avec de tels passe-droits
Les noms s’effacent sous les étiquettes
Tout vêtement est palimpseste
Les valises sont poignantes
Sous le baiser des pansements
Et les pantalons ont des plis à l’intérieur
Pour faire tenir les jambes aux coutures
Il faut alors au poème de circonstance
Toute une colonne d’ingratitudes
Pour s’entendre lu

Sixième
Il m’arrive
D’ouvrir la table des matières
Là où les fleurs ont un nombril
Il m’arrive
De disposer quelques chaises
D’allumer une bougie
D’avoir la chair de poule
De sentir sous la peau
Les vêtements de la vie
Il m’arrive
De perdre haleine
Dans une cheminée de souffre
De m’égratigner aux écorces d’orange
De m’ensoleiller
Au dos rond de la lune
Dans un miroir d’eau froide
Il m’arrive
De prendre mouche
Pour un nom propre
De défriser les rides
À l’étouffée
De faire peau neuve
Sous un sarment
En peignoir de bain

Septième
Il m’arrive
D’écrire un poème de circonstance
En mêlant le sang des méduses effarées
À de l’essence de girafe
Leur cœur est si lourd si haut
Que la cravate ne tient pas
Et tous les motifs de ce papier peint de savane
Se liquéfient sur du bleu d’azur
Nous bivouaquons sous un porte-jarretelle
Cela fait tant plaisir à ma tante
Elle me dit : à ton âge
Je n’avais jamais pris l’avion
Mais des poèmes, oui, j’en fabriquais
Ils étaient tristes
Ils étaient laids
Je les ai brûlés
Dans un mouchoir de coquelicots
Tu te souviens ?
Manet
Ou Monet
Je les confonds
Tout ce rouge
Tout ce bleu
J’ai bien cru devenir folle
Mais au lieu de cela
Tu vois
J’ai vieilli

Huitième
Il m’arrive
D’écrire des poèmes de circonstance
Cela me coûte
Les relire est un supplice
Mais ils ne me lâchent pas
Leur loyauté m’embarrasse
Ils me servent des intérêts
Alors chaque soir
J’en écris de nouveaux
Cela les fera patienter
Ils se ressemblent tous à plus d’un titre
Mais un mot de travers suffit à tromper leur vigilance
Tous se font un sang d’encre
A l’idée que je pourrais les jeter au feu
Les mettre au clair

Neuvième
Cela va trop vite
Personne ne peut suivre
C’est un journal de bord de mer
Et la mer est poudreuse agitée
Un cadavre jeté au pied d’une carabine - calibre douze
De grands chevaux de marbre rouge
Sur des échiquiers froissés
Le temps est aux pattes de mouche
Il y a sans doute quelque part dans l’invisiblement petit
Une part de moi-même
Toute petite part
Qui ne s’embarrasse pas
De scrupules

Dixième
Je ne dis pas « au revoir »
Les cabines d’essayage sont tapissées de buvards
Soyons rapides et fluviaux soyons volages
S’écrie le maître d’hôtel
Nous irons de foires en bestiaux
De quarterons d’hirondelles en bataillons de cigognes
Voici les cars à corbeaux
Garés sur les parvis d’hypermarchés
Le client ne manque pas
Tous les achats sont bien intentionnés
Ceux qu’on fait le dimanche
Sur un écran d’amazone
Ont un supplément d’âge et de force
Voici le vieil oncle furibard au monocle carambar
Avide de viande de pastis de bonnes saucisses de Nevers
Je ne te dis pas « bonjour »
Dit-il en s’asseyant
Je suis en retard
Demain peut-être
L’instant est solennel
Nous pourrions mourir
D’avoir trop tardé
Et voilà que j’ai faim

Onzième
J’écris chaque jour
Un poème de reconnaissance
Que je mets sur le compte des heures perdues
À retrouver l’instant X du baiser nu
Pas une ne protestera
Portées qu’elles sont toutes
Par le jeu des circonstances
L’haleine d’une bougie
M’en donne le début
Et le nom d’une fleur
La fin

Douzième
J’écris chaque nuit
Un poème
Qu’achalandent les nuages
Matinaux
Ceux aux formes obscènes
Scarabées
Avec i grecs
Montés sur échasses
Le poème s’attache
A de petits wagons de lait
Reliés par des virgules
Autoportrait en chef de file
On le retrouve au matin
Cousu dans la veste d’un marin
Avec le nom de dieu
Planté dans la veine
Avec des pastilles
Contre le mal de mer

Quatorzième
Je suis la cible que s’invente la flèche
Abrité sous un nom
Captif d’un arrière-pays natal
Tout m’entraîne à l’indolence des certitudes
Être là
Dans l’enchaînement des scènes
Où l’on ne joue pas
L’audition factice pour un rôle d’excentrique
Qui ne s’entend que par ouï-dire
L’exactitude d’un paysage qui soudain nous retient
La maigreur inconsolable
La tendresse privée de preuves
Rien qui ne soit déjà là
Recueilli
Reconnu
Perdu
