
Ce matin-là,
Nous avons parlé sans rien dire
De ce qu’il y avait à dire
De ce qui nous tenait à cœur.
J’étais en retard.
Je n’avais pas le temps.
J’aurais dit n’importe quoi,
Je l’aurais regretté dans le train.
J’ai remis ça à plus tard, à une autre fois.
Le premier soir, couchés l’un contre l’autre,
Nous avions longuement parlé dans le noir,
Je ne me souviens plus de quoi,
De ce peu d’avenir qu’il y a devant soi,
Un pas devant l’autre
De quoi faire avancer le temps, pour voir venir
Ou bien avions-nous des choses à dire à propos de nous, de tout et de rien en vrac –
L’euphorie du désir peut nous rendre indélicats,
Parfois même obscènes.
Au-dessus de la scène,
Je distinguais à peine la tringle et les anneaux dorés des rideaux.
J’entendais les voitures glisser dans l’eau
Et le rire graveleux des ivrognes qui campaient sous tes fenêtres.
Cela, je m’en souviens.
Et ceci aussi :
Tu m’as dit je suis chatouilleuse
Et j’ai déplacé mes mains plus haut sur ton corps.
Quand le jour s’est levé, tu as mis un CD, du jazz, Coltrane je crois – ça faisait classe.
Tu as pleuré en racontant la mort de ta grand-mère.
Tes parents t’avaient déposé chez elle pour la nuit
Tu n’avais pas quinze ans
Et c’est toi le matin qui l’a découverte.
Tu as longuement caressé ses joues, serré ses mains
Et tu as attendu tes parents toute la journée.
Tes parents, horrifiés, t’ont demandé pourquoi tu n’avais pas appelé.
Le matin, tu as tenu à me préparer un café.
Tu me l’as apporté au lit, j’avais l’air d’un roi.
Tu avais enfilé un peignoir qui semblait trop grand pour toi,
Trop femme-du-monde, ça ne t’allait pas.
Dans le gobelet de la salle de bain, il y avait sept brosses à dents
Pourquoi sept ?
Tu m’a dit en rougissant : une par jour.
J’ai proposé de prendre un bain ensemble.
Nous avions tout le temps mais soudain tu étais pressée de sortir –
Pour aller où ? -
Tu as hoché les épaules.
« Je suis trop timide pour ça »
Et je l’ai cru.
Le temps d’une douche rapide, sagement, l’un après l’autre
Et tu as sorti d’un placard une paire de bottines, enfilé une parka.
Nous sommes allés en ville
À cinq stations de là
Sans trop savoir ce que nous y ferions.
Tu me donnais ta main
Tu me la donnais comme si tu craignais de nous perdre,
Que la foule nous divise en deux
Et quand je ne disais rien trop longtemps
Tu me demandais de t’embrasser
Ou tu m’embrassais sans demander.
C’est ainsi que je t’ai embrassé sur un pont désert,
Sur un quai bondé, dans un ascenseur,
Que tu m’as embrassé par dessus la table de la cafétéria
Où nous avons déjeuné avant d’aller au cinéma.
Le soir, tu m’as raccompagné à la gare.
Je t’ai appelée, tu m’as rappelé.
Nous nous sommes revus la semaine suivante.
Cette fois, tu t’es endormie.
La première fois, tu ne pouvais pas.
Je suis sorti sur le balcon fumer une cigarette.
Il faisait si froid que je ne sentais plus mes doigts.
Je me suis allongé près de toi, sans te toucher.
J’avais les mains si froides.
Je suis resté longtemps ainsi
À guetter ta respiration.
Le jour tombait
Avec les premières neiges.
Alors, avant que tu ne disparaisses,
J’ai caressé tes bras, tes épaules, tes seins
Mais tu ne te réveillais pas.
J’avais un train à prendre.
Je ne pouvais plus attendre.
Tu t’es réveillée en sursaut, affolée.
Tu m’as demandé :
« Quelle heure est-il ? ».
Nous sommes restés ainsi deux ans et demi
À pousser l’avenir devant nous,
Juste un peu pour voir,
À la vie, à l’essai.
Puis nous nous sommes quittés.
Et quand j’essaie de me souvenir, après tant d’années,
Ce qui revient en premier, c’est l’air affolé
Que tu as eu pour me demander l’heure
Avant que je ne m’en aille
Avant que je ne te dise enfin,
Du haut de mes vingt ans,
- pour voir l’effet que ça nous ferait -
Que je t’aimais,
Que je t’aimerais toujours,
Et pour longtemps.