
J’avais une tante
Qui avait épousé un artisan
Qui enchâssait les fenêtres
Dans des cadres d’aluminium
Qui ne parlait pas ou si peu
Revenait exténué
De longues journées de chantier
Pour se plonger dans les pages du Hérisson
Dont il me montrait les dessins.
À la maison, c’est elle qui vitupérait
Contre tous ces malhonnêtes
Qui flouaient les pauvres gens qu’ils étaient
Qui laissaient tous ces immigrés
Faire ici comme chez eux
Qui les encourageaient même à venir.
Lui ne disait rien, il opinait de la pipe,
Il laissait dire.
Ils avaient un fils qui avait les cheveux blancs
Et qui n’y voyait pas grande chose derrière ses lunettes rondes.
Tout petit, à cause des cheveux
Qui le faisaient passer pour un albinos – qu’il n’était pas –
Il était la risée des cours d’école.
Il n’a pas eu son bac.
Il est allé sur les chantiers
Travailler avec son père.
Sa mère le voyait bien se mêler de politique
Se hisser sur les épaules de son père
Pour entrevoir d’autres horizons
Et à chaque élection, dans les locaux de la préfecture
Elle le poussait devant lui mais parlait à sa place
Aux politiciens combinards et salaces
Qui se repaissaient de ces élucubrations
Sans se demander qui donc étaient ces deux-là,
La mère et le fils,
Qui écumaient les coulisses du parti – c’était alors le RPR.
Ils avaient un chien, un molosse
Qui me flairait dès avant que je sonne à leur porte
Qui me renversait de bonheur
Dans l’étroit vestibule.
J’étais étudiant, mes parents à l’étranger
Et chaque dimanche, je venais souper chez eux.
Ma tante faisait une soupe, toujours la même
Avec des poireaux, du céleri, des carottes,
Des pommes de terre que mon oncle épluchait
Sur la table de formica.
Mon cousin pestait contre tous ces malpropres
Ces voyous et je m’y perdais un peu
À suivre ces raisonnements qui n’en étaient pas.
Il y avait chez eux une horloge qui sonnait toutes les demi-heures
Et de nous quatre, c’était la plus raisonnable
Mais pas la plus prévisible.
Les verres étaient petits mais toujours pleins,
Il fallait, pour boire de ce vin, ne pas trembler.
Après Maigret
Mon cousin me ramenait dans la renault kangoo.
Ces soupers se sont poursuivis quelques années
J’en ai des souvenirs amusés, consternés.
Je sais bien qu’ils n’étaient pas mauvais
J’étais alors trop jeune pour concevoir
Ce que la rancœur, les désillusions peuvent faire à l’âme.
Je n’essayais que mollement de leur faire changer d’idées
Devant moi, ils tempéraient leurs propos,
N’allaient pas au bout de leurs idées
Même si je savais bien qu’à Chirac, ils préféraient désormais Le Pen.
Ils m’aimaient bien et contre cela, il n’y a rien à faire
Surtout qu’ils auraient pu m’en vouloir
Car j’étais un étudiant, un privilégié donc,
Fils de fonctionnaire – sécurité de l’emploi et d’un salaire confortable.
À la longue, il me semblait que seul mon oncle n’était pas dupe,
Que sous ses silences bonhommes et sa pipe de commissaire,
Il n’approuvait pas tout ce qui se disait.
Depuis toujours, ma tante imposait au fils comme au père
Ses façons de penser.
Elle était un peu la cause des déboires du fils
Qu’elle avait étouffé sous son sein
Qu’elle n’avait pas laissé vivre
Et qui maintenant, à plus de quarante ans passé,
Vivait toujours chez ses parents,
Partageait leurs goûts, leurs idées, leurs vacances en caravane,
Qui n’avait jamais eu de vie propre, de copines, de copains,
Qui ne sortait jamais.
De cela, ils ne parlaient pas.
Il n’y avait rien à en dire ou à y redire.
Derrière son nuage de fumée, mon oncle devait bien y penser.
Ma tante aussi, une fois retombée la tempête de ses imprécations.
Je ne sais pas.
Peut-être que ne rien dire suffit à tout effacer
Et que les pensées savent faire le deuil des mots qui manquent.
Je ne sais pas.
Pendant les bombardements du début de la guerre
Ma tante qui avait alors douze ans
Passaient jours et nuits dans la cave avec sa mère.
Le père venait d’être démobilisé
Mais dans la confusion qui suivit,
Il lui fallut quelque temps avant de pouvoir les rejoindre.
Mon père qui, lui, avait été évacué dans les Vosges par la Croix Rouge
Disait que du fracas des bombes dans l’obscurité des caves,
Sa sœur ne s’était jamais remise.
Elle était terrifiée.
Son père lui manquait
Et sa vie durant, elle eut les mains qui tremblent.
À la maison, c’est mon oncle qui faisait la vaisselle.
Je me souviens qu’il se levait soudain,
Une fois l’épisode de Maigret terminé,
Pour aller dans la cuisine enfiler des gants de plastique
Remplir l’évier d’eau savonneuse
Et y plonger la pile d’assiettes puis les verres et les couverts
Pendant que ma tante m’embrassait dans l’entrée
Et que le chien me donnait des coups de langue
Jusque dans les oreilles.
Aujourd’hui, ma tante est morte depuis longtemps, la première,
Mon oncle la suivit
Et mon cousin vit désormais seul
Dans une caravane en Espagne
Sur un terrain de camping
Grâce à quelques économies, un quart de retraite
Et une pension d’invalidité.
Quand je l’appelle, il finit toujours par me demander de l’argent
Il s’embrouille dans des explications tortueuses
Et je suppose qu’il boit trop, mange mal
Qu’il n’est pas en bonne santé.
Je devrais sans doute prendre de ses nouvelles.
S’il venait à mourir,
Je ne le saurai pas.
Personne ne penserait à nous prévenir.
(c) Denis Petit-Benopoulos