
J’ai en connu des poètes en bâtiment
J’étais l’un d’eux, un peu perdu
J’avais vingt ans et ceux qui en avait plus
Me regardaient de loin, en plaidant
Des causes perdues - la poésie sauverait le monde, etc.
Je me suis mis à l’écriture automatique
J’ai pris des mots, je les ai découpés
Les ai mélangés puis assemblés au hasard
Cela faisait un poème, il suffisait d’un titre
Loufoque, bizarre –la pôésie, par définition, ne se comprend pas
Je ne savais quoi penser, alors je le disais
Et ces mots sur des cahiers d’écolier
Que je ne montrais à personne
Ne me faisaient pas grand bien
J’étais penaud, ridicule, je voyais sur des estrades
Des bateleurs rompre le pain de la discorde,
Me recevoir dans des entresols poussiéreux
Pour m’annoncer sans rire
Que j’appartenais au Nouveau Réalisme
L’objet « poème » soupire entre des mains expertes,
Intimidantes, qui disent « cela ne se dit pas ainsi, non »
Vous n’êtes que poète à la tire, il faut sous les vers
Mettre de la chair et bien plus que du sien,
Qu’il y ait urgence, nécessité
Sinon tout ne sera qu’artifice, esbroufe, snobisme
Car les poètes sont snobs, forcément
Il était entendu
Que l’amour n’était pas recommandé, c’est un mauvais sujet
Que le ridicule y était si répandu que mieux valait avaler sa salive
Que d’y mettre des mots tendres
Le monde n’attendait que moi et quelques autres
Pour enrager, dénoncer, vitupérer, condamner, acclamer
La Guépéou, la Stasi, la CGT, la CIA
Il fallait une idée et l’enfoncer à coups de marteau
Dans le corps sans vie du Capitalisme
Nous formions un groupe,
Qui vomissait la poésie et tous ceux qui y jetaient l’encre
Sous pavillons de complaisance
Nous avions pour l’amour du mépris
Certains parmi nous étaient agrégés de lettres ou d’autre chose,
Ils vivaient mal et ne sentaient pas bons
Ils revendiquaient les causes perdues d’avance
Celles qui ne vous engagent à rien
Pour la peine, ils se faisaient arides, abstraits, inaccessibles
Cependant j’en ai fréquenté d’autres, plus légers,
Qui se balançaient sur les quais
Avec de petites queues de cerises
En guise d’hémistiches
D’autres faisaient des gammes
Mettaient une syllabe devant l’autre
Sous leurs bics, les mots s’enfonçaient
Jusqu’à toucher d’autres mots
Qui s’enfonçaient à leur tour
Sous d’autres mots
Un jour, j’ai commencé à lire
À lire des poèmes
Tout bonnement,
De gauche à droite
En faisant bien attention
Je ne cherchais pas à comprendre, à nommer
J’avançais sur un chemin tout en zigzags
Quelqu’un était là, derrière les mots
Pas un poète, ce serait un bien grand mot
Juste quelqu’un dont le nom sur la page ne me disait rien
Il n’y avait rien à savoir, juste à lire, juste à écouter
« Mais personne ne lit des poèmes, mon enfant,
Personne »
Disent les parents
C’est tout juste bon pour les enfants
Quand ils apprennent à lire
Après, il faut passer aux choses sérieuses
Un poème, ce n’est pas sérieux
A quoi ça sert, un poème ?
On peut dire les choses en toute clarté,
Sans faire de mystère, sans aller à la ligne
C’est quoi cette coquetterie qui fait mettre les mots sens dessus dessous
Et croire que la grâce fera le reste et la page le tout
« N’écris pas de poème
Qui lit encore des poèmes ?
Le mot « poème » est risible » dit la petite voix dans la tête
Tu seras peut-être publié ou peut-être pas
Quelques uns diront : « c’était un poète »
D’autres rien : c’est comme si on leur annonçait
Une maladie, une malédiction, une lubie
Comme si on leur annonçait
Que vous n’aviez jamais grandi
Les poètes aujourd’hui ne se disent plus poètes
Ça ne se dit plus,
Ils sont comme des voyageurs à quai
Qui ne prennent pas le train
Qui refusent le train
Qui refusent la gare
L’objet « poème » entre leurs mains
Est comme une antiquité, comme du Grec ancien
Ou le latin de leur enfance,
Celui des messes basses et des confessions
Il faut tout au plus humer le monde, le flairer
C’est par l’odorat que je compte les pas
Que j’avance sur un chemin qui me détourne des chemins
Il faut que je sente, que je flaire, que je renifle, que je m’imprègne
Jusqu’à faire que le monde se mette lentement en marche
Et que l’objet « poème » fasse à lui seul un monde
Qui contienne le monde.
© Denis Petit-Benopoulos