«Il se demande où est sa vie, parfois elle paraît en avant, rarement passée ou actuelle, plutôt à faire. Il la pelote, il l’oriente, il l’essaie ; il ne la voit pas.
Toutefois, c’est sa vie.»
Henri Michaux, Difficultés (1930)

Premier jour
Au premier jour,
De la fenêtre,
J’aperçois à mi-pente
Une chapelle toute blanche
Coiffée d’une croix
J’ai rêvé parfois de grimper jusque là
Mais on m’assure qu’aucun chemin n’y mène,
Que les pierres qui en barrent l’accès sont coupantes
Et que les plus intrépides s’y sont rompus les os.
De la fenêtre, j’imagine
Que j’en franchis le seuil
Et que dans l’ombre, à l’intérieur,
Je tombe nez à nez avec le fantôme de mon père
Il me prend dans ses draps
Me sert un verre d’un vin sombre
Qui m’inquiète
Puis me déclare, en hochant la tête:
Deuxième jour
« Ouvre bien grand les ailes,
Icare
Et cesse de geindre comme un benêt.
La montagne est folle, trop de vents l’ont égratignée
Mais l’île est là, l’île de ton enfance,
En robe d’eucalyptus et de cyprès, des algues aux pieds,
Les joues pleines
Et les yeux profonds comme des puits.
Tu n’as qu’à tendre le cou, Icare
Le décor est prêt. Tout est là, bien en évidence.
Aux coudes comme aux doigts,
Les coutures sont marquées.
Les demi-lunes, les angles morts,
Les cicatrices, tout y est.
Mais tu le sais bien,
À cette altitude,
La mort n’a pas le recul nécessaire. »
Troisième jour
Nous avons croisé les anges aux longues enjambées,
Les prophètes muets.
Nous avons trié les débris des carcasses
Et bu la cire qui suinte de nos os,
Qui coud nos paupières ensemble.
Au loin, le vent de l’Hymette agite les moulins,
Retourne les drapeaux.
Sur la pente qui descend jusqu’à l’eau,
Dans un champ de barbelés,
Une vieille chèvre broute ce que lui laisse l’âne
Et deux hommes grenouille arpentent les ruines
Encore fumantes.
Quatrième jour
Tout juste avant d’accoster,
Sur un coup de sang,
Elle se saborde
Et tout l’équipage et ses passagers
Virent par-dessus bord
Dans la mer âgée.

Cinquième jour
Si dieu le veut,
Nous les rescapés,
Nous les enragés,
Nous irons tout là-haut,
Avec nos ailes de papier,
Gratter le ciel
Jusqu’à faire apparaître
En filigrane
L’étiquette de nos âmes.
Sixième jour (matinée)
La vie
Ne se déplace plus
Qu’en heures,
En minutes.
Dans le fond d’un verre
Lui passe l’envie d’être éternelle.
Une allumette suffit
Pour qu’au ciel s’embrase
Ce qu’il reste du jour.
Sixième jour (soirée)
Les jours où tout va mal
Où rien ne sert d’astiquer les miroirs
Où le ciel bleu nous devient odieux
Où l’air nous fait un garrot
On se demande ce qu’il faut faire
Pour s’en aller ce qu’il faut endurer
Pour repousser les lisières
Septième jour
N’est ici pour personne
Passe des coups de fil
Se connecte se déconnecte
Puis
Rien
Sans nouvelles
Sans métaphysique
Huitième jour (en matinée)
Gare saint lazare
À la table d’Icare
Je caresse un téléphone plus intelligent
Que moi
Je l’amadoue :
Avec paupières de vue
Pour les jours bleus
Pour les jours gris
Huitième jour (en soirée)
La chance me sourit
Avec des grilles où cocher des cases
Avec des horaires de tri
Tracés à la craie sous le menu des jours
Avec les départs et les arrivées
Avec les entrées
Et le désert à l’horizon
Neuvième jour
Tant de fois s’est changée les idées
Qu’elle ne reconnaît plus les siennes ma vie
Tant de fois s’est répétée qu’elle n’est plus tout à fait mienne
Ma vie
Voudrait vivre sans en voir le début ni la fin
Une place assise ou debout
Dans un train de marchands d’âges :
la bourse ou la vie ?
Dixième jour
A ouvert le feu majuscule
Tiré à bout portant
Puis posé le revolver
Encore fumant
Sur la table en sang
Lui a passé les menottes - le gendarme qui transpire
Lui a rappelé ses droits
Lui a dicté les dernières volontés - le notaire aux mains de nouveau-né
Aucune circonstance atténuante
- le juge dans sa robe flottante :
Le crime est parfait

Onzième jour
Certains matins se retrouve devant la glace
Comme si des années s’étaient engouffrées
Dans la brèche d’une seule nuit
Comme si la vie, parente éloignée,
Était restée des années
Sans nouvelles
Douzième jour
Savonné de certitudes
N’offrant guère de résistance
Mais jamais surpris de se trouver là
À la lueur étroite des chevets
Derrière les barreaux des bureaux
Dans le vestiaire des faits divers
Jamais parti
Jamais rentré
Treizième jour
Et s’il fallait se risquer
Se ressaisir
Là où des souvenirs ont lassé
Dans le sac à mains d’une âme
Qui n’a plus personne à faire sienne
Dans le wagon de queue
D’un convoi ordinaire
Quatorzième jour
Les nuages font grise mine.
Dans le jour réduit aux miettes,
Les chiens se cherchent de nouveaux maîtres.
C’est après que les grues décrochent la pluie
Qui s’était enrayée dans un mirage mécanique.
C’est ensuite que les hommes, descendus des collines,
Le crâne apparent sous les cicatrices,
Entrent dans les maisons branlantes
Allument des feux dans le goitre des cheminées.
Tous les noms dont il faut se souvenir - tu le sais
Les morts comme les vivants,
Murés dans l’éternité
Qui passent vite devant les vitrines
Nous restons avec l’oubli sur nos bras,
Serrant bien fort jusqu’à la nuit.
Icare, je t’en prie,
Ne fais pas l’enfant.
