Impossible de grandir
J’en reste toujours au même trait
À la craie sur le papier peint
Ma mère qui ne m’a pas vu depuis des siècles
Dès qu’elle m’a vu, s’est écriée :
« Cet enfant ne grandira donc jamais ! »
Elle avait raison
Jamais elle ne m’appelait par mon prénom
Elle en avait trouvé un autre
Un prénom à elle pour un autre que moi
Elle aurait préféré une fille
À la maison, tous les dimanches
Elle faisait venir des devins des prédicatrices
Qui, se penchant sur moi, décrétaient:
« Il deviendra quelqu’un »
Mais je ne grandissais pas
À la maison, tous les jeudis
Elle faisait des pâtisseries
Elle aurait voulu une fille
Ce que je préférais
C’était rouler la pâte
Mais je ne grandissais pas
Elle se lamentait
Elle disait qu’un gâteau raté
C’est quelqu’un quelque part qui mourrait
Que c’était ma faute
Puisque je ne grandissais pas
Elle achetait des habits trop grands
Elle laissait mes cheveux grandir à ma place
Elle me faisait de la place pour deux
Elle me donnait plus qu’il n’en fallait
Mais je ne grandissais pas
Dans de la farine trop blanche
Elle faisait frire ce qu’elle appelait des yeux au chocolat
Avec de la crème et des confettis de toutes les couleurs
Elle me gavait d’épinards
Elle me gavait de lentilles et de viande rouge
Elle me gavait d’œufs crus et d’huile de morue
À l’école
J’étais la risée de tous
Elle avait honte de moi
Me laissait y aller seul
En revenir seul
J’avais de bonnes notes
Mais je ne grandissais pas
À la maison, toutes les semaines
Elle faisait venir des spécialistes des éminences
Elle leur montrait la trace sur le papier peint
La même depuis des années
Ils haussaient les épaules, incrédules
Levaient les yeux au ciel
Il fallait faire des examens, disaient-ils
Tous les vendredis, elle rentrait tard désormais
Elle avait des amants
Qui me voyant s’exclamaient
« Comme il a grandi depuis la dernière fois ! »
Ce qui la faisait pleurer
Ce qui la faisait pleurer de rage
Je m’étais fait à l’idée
Que je n’étais pas de ce monde
Où les enfants grandissent
Où les parents se chérissent
Je m’étais fait à l’idée
De rester si bas
De ne jamais devenir quelqu’un
Mais elle tomba enceinte
L’enfant vint au monde
S’y plut aussitôt
Et bientôt fut à ma taille
J’avais donc un frère
Il aurait préféré une sœur
Mais lui au moins grandissait
Quand il me dépassa
Il voulut m’écraser de toute sa hauteur
De tout son mépris
Il me donnait des coups
Il me vantait la vue qu’il avait de tout là-haut
Sur le monde et les autres et les astres
Il continuait de grandir
Il fut bientôt si grand
Qu’il chassa de la maison
Tous les amants
Notre mère ne sortait plus
Il continuait de grandir
Et cela en devenait alarmant
Il devait se baisser partout où il entrait
Il était seul au-dessus du monde
Je ne sais pas si cette histoire est arrivée
Mais le fait est qu’un jour
La vie s’échappa de ce grand corps
Et ma mère le suivit de près
De ce jour
Plein de larmes
Parmi les herbes et les heures
Mon corps poussa
Mon corps s’étira
Mon corps s’éleva
Dieu lui-même qui me prenait de si haut
Fut jaloux
Des deux cathédrales
Qui de chaque côté de mon lit
Tiraient mes nuits
Au-dessus des rêves
Je ne sais si cette histoire est arrivée
Mais le fait est que je grandissais
Le fait est que je devenais quelqu’un
Tu vois, disais-je à ma mère en pensée
À travers la fenêtre du jardin
L’eau touche à son apogée
C’est ici que le monde se balance d’un bord sur l’autre
Et que ma vie commence
Et nous irons deux par deux
Sur l’arche des promesses
