
Je n’ai jamais rencontré Karl Lagerfeld
Je n’ai aucune idée de l’homme qu’il était
Vu à la télé, c’est tout
Il avait un accent
On dit qu’il venait d’Allemagne
Que par tous les temps
Il cachait ses yeux et son âge
Derrière des lunettes noires
Moi, je suis bien loin de tout ça
Je vis ici, pour le moment
Dans une chambre d’hôtel
Un petit orchestre joue du jazz
Sur l’îlot bleu carrelé de la piscine
J’entends le bruit du vent et de la houle
L’océan est à la fenêtre
Il y a des gens qui mangent
Avec des bruits de fourchettes
Il y a des servis qui demandent l’addition à des serveurs
Puis des rires
Et dans le couloir molletonné
Le chahut du petit personnel
Les serviettes blanches bien repassées
Les bombes anti-moustique
Les cacahuètes
Il n’en faut pas moins
Pour que j’écrive tout petit
A m’en déchirer les paupières
Car je n’ai plus de papier
Il faut s’économiser
Pour que j’écrive le titre
« Karl Lagerfeld »
Etait-ce son vrai nom ?
A-t-il souffert ?
Il se disait qu’avant de se coucher,
Il se faisait beau
Se rasait de près
Se coiffait
Se parfumait
Parce que, sait-on jamais,
La mort peut nous surprendre
Et il faut être prêt
Je ne connais pas Karl Lagerfeld
Peut-être était-il un homme arrogant, insupportable
Peut-être s’aimait-il plus qu’il n’est tolérable
Peut-être vivait-il dans le luxe depuis trop longtemps
Pour avoir encore les idées claires
- Mais la misère n’est pas toujours bonne conseillère -
Peut-être était-il vaniteux,
C’est assez l’idée que l’on se fait de ce genre de personne
Qu’on voit défiler sur les plateaux-télé et les podiums
Faire la grimace
Décocher un bon mot
Se chercher des excuses ou pas
Oui je ne connais pas Karl Lagerfeld
Mais rien que pour cela
Sa façon bien à lui
De se préparer à la mort
L’objet de toute vie
Pour les demi-sages et les demi-fous que nous sommes
Pour cela seulement
Ce rituel de stoïcien, de philosophe en pyjama
Je donnerai pour titre à ce poème un peu maigre
Son nom
Son prénom
En attendant, puisqu’il n’est pas fini (le poème)
Je flaire
Au-dessus des lavabos
Une odeur de chlore
Pas très nette
Je m’emmaillote de draps sucrés
Je fais la momie
L’athlète du sommeil
Qui se cherche une raison de dormir
Dans la bande-son chaotique d’un film d’action
J’éteins la lumière
Et dans la cage circonflexe
Qui me sert de litière
J’écris tout petit
Le premier mot
Qui m’emmènera vers la fin
Le ronflement des moustiques
Et des portables
Et puis surtout, au bout du couloir,
Karl Lagerfeld
Dans son pyjama de soie