Ce matin
Derrière la buée du miroir
Il y a
La fille qui la première m’a donné la main
Puis l’a retirée
Elle a le nez pointu les cheveux tirés en arrière
Elle joue à la corde dans des palais de poussière
Elle fume de travers les bras emmêlés
Elle boit trop elle le sait
Il y a
La fille qui picore des raisins secs
Qui écrit des lettres qu’elle n’envoie pas
Qui dort pendant que les autres dansent
La fille qui tricote avec les yeux
Elle fait des ronds de jambe
Elle se poudre pour se donner un siècle ou deux
Elle se mouche dans un mouchoir vieille France
Elle marche à l’étroit les chevilles entrechoquées
Il y a
La fille qui mange avec les doigts
Qui danse pendant que les autres dorment
Qui pose des lapins sur des cornets de glace
Celle qui habite une ville d’où le ciel ne se voit pas – il pourrait être en haut, il pourrait être en bas -
Elle meurt d’envie mais ne sait pas de quoi
Elle parle sans détours de ce qui ne la regarde pas
Elle ne ment pas mais elle connaît des tours
Elle souffle sur les miroirs et ne s’y voit pas
Il y a
La fille qui se couche tard avec des ailes à la place des seins
La fille qui vient de loin qui parle avec les mains
La fille qui fait la bise trop près des lèvres
La fille qui touche le fond
Elle donne des secondes chances
Elle voyage en pensée en fumée
Elle balance entre fugue et filature
Elle se signe au passage des hirondelles
Il y a
La fille qui s’ennuie tellement qu’elle boit tellement qu’elle fume tellement qu’elle aurait pu disparaître
Il y a
La fille qui s’en va qui demande son chemin pour aller nulle part
Qui devient folle rien qu’à se l’entendre dire
Qui n’embrasse qu’à toute volée sans respirer
Elle a le nez malin avec des tâches de douceur entre les seins
Elle a dans son sac à mains des yeux sans pépins
Elle rit par dépit elle mord par gourmandise
Elle chante sous la douche « et moi et moi » - coups de filet dans la chine profonde
Il y a
La fille, la dédaigneuse, bretelles et cheveux courts
La fille qui porte des perruques mauves des parapluies
La fille à la voix caverneuse avec des « putains » tous les deux mots, qui souffle sur les maux comme on souffle sur la braise
La fille qui se donne en spectacle
Visitant Rome en ruines elle veut tout reconstruire
Elle baille sous les caresses dit « chelou » trouve tout « chelou » dit avoir lu tout Sénèque mais dans une autre vie
Elle dit « je ne t’aime plus » en riant
Elle se donne encore un an pour faire un enfant
Il y a
La fille aux reins soyeux à la respiration haute en soupirs
La fille qui dit « nuisette » l’air de vouloir y nicher
Celle qui traque l’intrus derrière les plantes vertes et les guéridons
La fille qui aime trop et celle qui se laisse aimer
Il y a
La fille somnambule qui ferme tout à clé avant d’aller dormir
La fille qui perd la mémoire ne trouve pas le sommeil
La fille qui décortique des graines de tournesol
La fille qui dit « je t’aime » d’un air désolé
Elle se dope aux algorithmes devant des écrans de fumée
Elle écrit nue des lettres de motivation
Elle fait des nœuds avec ses bras ne sait pas nager dit « tu crois ? » à tout bout de phrase
Avant de sonner elle demande : est-ce ça se voit que j’ai pleuré ?
Il y a
La fille qui se frotte les yeux avec du savon noir qui pleure pour un rien pour un non
La fille qui a le rire ruisselant de ces beautés d’hôpital qui mirent Nerval au supplice
La fille qui masque l’acné sous une crème anti-âge celle qui ne lit que les livres de chevet des autres
La fille malheureuse qui rit trop fort
Elle rougissait quand on lui demandait son avis
Elle se disait fille manquée comme il en va des garçons
Elle se disait l’élue comme il en va des prophétesses
Elle répondait toujours par des questions par politesse
Il y a
La fille que je ne vis qu’une fois – dans une gare - qui me dépaysa
La fille qui dans sa fuite oublia parapluie et soutien-gorge
La fille qui avait toujours du sable dans ses chaussures
Celle qui avait toujours froid qui ne voulait jamais sortir
Ce soir
Derrière la buée du miroir
Quand sous la poussée d’Archimède
Je sors de la baignoire
Passe
Une inconnue
Que je reconnais
