Je me souviens du temps comme d’une longue attente
D’un toboggan d’heures creuses et d’heures pleines
Je me souviens du menu affiché sur des portes closes
D’oubliettes, de greniers à blé, de fillettes moroses
Je me souviens des jeux d’eau dans l’herbe grasse
D’une cabane en flammes dans un cognassier
De Magali qui voulait qu’on la touche
Du gros garçon qui transpirait à grosses gouttes
L’école de la mi-chaussée tanguait un peu
Du côté de la cour des platanes aux squames si légers
Qu’ils s’envolaient au moindre coup de palme
De l’autre, des buissons si foisonnants qu’on pouvait s’y cacher
Le chocolat avait un goût de prune
Acide
La vanille fondait dans la cuiller
Amère
Le premier rouge à lèvres
La première cigarette
Dans le ciel la marée basse tombait à heures fixes
Jean des pierres et Jeanne si maigre
Henri le boxeur qui refaisait sa quatrième
Un fond d’artichaut, de la purée de pois cassé
À la cantine l’ouvreuse poinçonnant les yaourts
Le passé composé du jeudi
Laissait des miettes d’incendie
C’était octobre, le présent s’attardait dans les feuilles
Le passé doutait jusqu’aux racines
Alors souviens-toi, malheureuse
Souviens-toi des heures creuses et des heures pleines
De l’incertitude qui faisait durer plus que de langueur
De la messe, du quatre heures, des soirées intervilles
Le pion changea de vie, épousa Hélène
Pourtant promise aux vieux lion
Le tableau noir crissait sous la cuirasse
Elle s’appelait Laure, elle n’aimait que le ski
Il fallut s’épargner
Le vertige de l’immobilité
Se hisser tout en haut
Atteindre le nœud coulant
Et redescendre sans se brûler les mains
Julie était si blonde que c’en était blanc
Elle s’habillait tout de bleu, avec des plis
Et des lunettes écaillées sur le front
Un accroche-cœur aux lèvres, côté droit
Pendant « l’arlésienne » qu’on donnait au ciné
La fille du prof de sciences
M’a laissé toucher ses lèvres
Avec les doigts puis avec les miennes
Dans un arbre mort
Nous avons calé des planches
Planté des clous
J’avais des framboises ramassées du matin
J’avais des questions écrasées
De Bretagne où vivait sa grand-mère
Julie s’envoyait des lettres
Qu’elle trouvait chez elle à la rentrée
Collait dans un album
Avec des feuilles mortes plus grandes que les mains
Elle m’en a fait lire quelques unes
Et je ne savais que dire devant tant de lettres
Entre nous
La neige entassée combla l’abîme
Elle me montra les cheveux
Qu’elle avait entre les jambes
Mais jamais ne permit que j’y touche
En rêve nous eûmes des enfants
Elle en voulait
Elle en avait plein les tiroirs
Paupières closes nez qui coulent
Dans une chambre qui donnait sur un mur
Moucheté de chewing-gommes à la gomme
Sa mère qui la voulait première en tout
Son père, militaire en Afrique
Son frère Guillaume - asthmatique
Son autre grand-mère tenait boutique de couture
Dans la rue des gargouilles et des géants de pierre
Son grand-père était mort à la guerre
Puis elle s’en alla – et ce fut sa seule excuse -
Avec l’automne
Dans une autre ville
Dans un autre palais
Avec les marées, écrivait-elle
Les heures s’aplatissant
Devant d’autres heures et ainsi de suite
Le temps passera plus vite
– et dans vingt ans tu m’aimeras encore -
Mais il passa si vite, le temps
Qu’elle m’oublia
Que je l’oubliai
Il n’y eut pas de suite
En troisième, seconde, première
Puis terminale
Bourgeonnant de la tête au pieds
Je quittai les arbres, les cabanes et les lianes
Je m’enfonçais dans une forêt profonde :
Que feras-tu plus tard
Qui seras-tu ?
(la conseillère d’orientation n’y voyait que du feu)
Un jour de janvier
Sur un banc de fac je la reconnus
Qui faisait la bise
Qui riait la tête en arrière
Cascade de cheveux blonds
Voix rauque nicotine
Elle me vit me reconnut me dit : devine
Qui je suis devenu
Qui ne jure que par l’underground
Nico maladive et punky – mon égérie
Gavée de betteraves et de riz bio
Lèvres violettes dents jaunes
Tu te souviens, dit-elle
Les lèvres encore humides de baisers
Des heures creuses et des heures pleines
Des platanes à fleurs d’Henri le boxeur
De Jeanne la maigre et de Jean sans terre
Tu te souviens de l’infirmière un peu dingo
Qui couchait avec Ménélas je crois
Oui le proviseur, tu te souviens du prof de gym
Qui s’endormait pendant les hymnes
Elle parlait avec beaucoup de douceur
Sur une pointe d’accent que j’avais eu autrefois
Elle avait perdu la foi en même temps que son frère
Je la dévisageais tout étonné d’entendre des paroles si crues
Prononcées sur l’air de l’homélie
Derrière elle passaient des ombres
Des gens qui allaient venaient vite
Elle m’expliqua qu’elle en aimait un autre
Qui ne l’aimait pas et que c’était ma faute
Les murs si minces qu’on aurait dit des paravents
Les réverbères si bas qu’on aurait dit des lampes
Le monde se rapetissant au tracé d’une rue
On aurait dit ma chambre
Et ma chambre sa descente de lit
De nouveau
M’oublia
Et je l’oubliai
Mais ce soir devant un ciel mauve
Elle m’est apparue
Avec ses cheveux sages ses yeux lavande
Et je me suis retourné surpris
Cherchant dans l’air parmi les aigrettes de pissenlit
L’origine de toute cette guimauve
Je me souvenais du temps comme d’une longue caresse
Du sillon d’heures creuses et de moments d’allégresse
Boules de neige, portes closes, journées moroses
Des billes de porcelaine blanche qui brillent la nuit
Et de là où je suis, montent comme des fumées textiles
Les écharpes oubliées
Aux porte-manteaux des réfectoires
Des morveux qui tapissent les préaux de crachats obscènes
Qui lancent en l’air des mots en pierre
Qui font du rap en briques de sept lieux
Les sonneries égrènent les heures
Il n’est plus temps
Chacun derrière soi laisse une reine
Dériver sous les chênes
Jusqu’aux Saintes Maries
Classe de mer tu t’en souviens ?
Température relevée avant d’entrer dans la lumière
Optimistes qui folâtrent contre l’eau grise
Madame, ce n’est pas moi
Vous me recopierez cent fois
Ramassez vos épuisettes
Contre les murs bras croisés
La mer est à boire
Le temps tourne
À cause de l’encre imbécile
Des testaments de jeunesse
Vous n’y verrez que du feu
Disent les prophètes
C’est bien elle, n’est-ce pas ?
Là-bas
Sous les bunkers
Qui donne à son ombre
L’aumône d’un peu de sable
Pour remplir le vide entre les os
Pour faire monter les oiseaux
Plus haut que le ciel
C’est bien elle, n’est-ce pas ?
Qui se souvient du temps comme d’une longue attente
Du toboggan d’heures creuses et d’heures pleines
Qui se souvient du menu affiché sur des portes closes
Qui danse seule et pieds nus sur la braise d’un parquet d’été
